P H I L O S O P H I E Philosophie d’hier « Il est plus insupportable d’être toujours seul que de ne le pouvoir jamais être. » (Montaigne) commerce entre amis est une sentiment supérieur, du moins non pas l’amitié ordinaire, mais l’amitié idéale qui unit deux grandes âmes au point qu’on ne peut plus les distinguer. Il y a pour Montaigne un mystère inexplicable de son amitié avec La Boétie : « Parce que c’était lui, par ce que c’était moi. » Montaigne a mis longtemps à frapper cette formule mémorable, absente des éditions de 1580 et 1588 des Essais, lesquelles s’arrêtaient au constat de l’énigme. Il a d’abord ajouté dans la marge de l’exemplaire de Bordeaux, « parce que c’était lui », puis, dans un second temps et d’une autre encre, « parce que c’était moi ». Montaigne et La Boétie étaient prédestinés l’un à l’autre avant de se connaître. Sans doute Montaigne idéalise-t-il leur amitié. Bien plus tard, songeant manifestement à son ami, il expliquera qu’il n’aurait pas écrit les Essais s’il avait eu quelqu’un à qui écrire des lettres (I, 39, 391) - rapprochement qui explique le style familier de son livre. Pour Montaigne, l’homme a la possibilité et le pouvoir de faire naître en lui la liberté de pensée. 24 Une œuvre de vie Dans les Essais, Montaigne se dépeint lui-même, comme un sujet observé, sans artifice, pour révéler son « moi » dans son entière nudité, pour se comprendre et comprendre le monde. Il laisse libre cours à ses pensées souvent imprégnées de pessimisme, telles qu’elles se présentent à lui. Son étonnement philosophique commence avec sa devise « Que sais-je ? ». L’œuvre de Montaigne est celle d’un sceptique qui veille à bannir les doctrines intangibles et les certitudes aveugles. Il s’attaque à tous les dogmatismes, qu’ils soient religieux ou philosophiques, ne figeant jamais son scepticisme, son doute méthodique sur des certitudes ou des absolus. En pleine guerre de religions, il affiche sa tolérance et son aversion pour les luttes fratricides entre catholiques et protestants, considérant que la complexité des situations ne peut se régler par l’opposition binaire. S’il croit en Dieu, il considère que l’homme ne peut spéculer sur sa nature et qu’il doit être dégagé des croyances et des préjugés qui l’accompagnent (« Apologie de Raymond Sebond »). Pour Montaigne, l’homme a la possibilité et le pouvoir de faire naître en lui la liberté de pensée. Aux yeux de la postérité, Montaigne est uniquement l’auteur des Essais, parus comme l’on sait, en 1580, alors que leur auteur venait d’atteindre sa quarante-septième année. Comme l’explique l’écrivain et biographe Raymond Sebond, Les Essais ont été imprimés pour la première fois à Bordeaux, en 1580, chez le libraire Simon Millanges, et voici le titre de cette première édition : Essais de messire Michel, seigneur de Montaigne, chevalier de l’ordre du roi et gentilhomme ordinaire de sa chambre. Il faut remarquer le caractère aristocratique de cette énumération, et tout donne à penser que l’auteur dut faire les frais de la publication. Les Essais de 1580 ne contenaient que les deux premiers livres ; mais le succès répondit aux espérances de l’auteur et l’encouragea à compléter son œuvre. En 1588, Montaigne fit paraître une cinquième édition, non plus à Bordeaux cette fois et à ses dépens, mais à Paris, SA GRANDE ŒUVRE : « LES ESSAIS » aux frais d’Abel l’Angellier, un des riches libraires du Palais et ; pour allécher le public, l’Angellier donnait à l’ouvrage le titre suivant : Essais de Michel, seigneur de Montaigne (plus de messire cette fois, plus de chevalier de l’ordre, plus de gentilhomme ordinaire), cinquième édition, augmentée d’un troisième livre et de six cents additions aux deux premiers. C’est la dernière édition publiée du vivant de Montaigne, et, en bonne critique, elle devrait faire autorité ; mais l’auteur des Essais ne cessait pas de revoir son œuvre de prédilection, et quand il mourut, en 1592, il se préparait à en donner une sixième édition avec de nouveaux ajouts. Ce fut sa fille d’alliance, Mlle de Gournay, qui reçut de la famille la glorieuse mission de donner au public cette édition posthume ; elle le fit à la satisfaction générale et publia, en 1595, un Montaigne in-folio qui fut considéré comme définitif pendant plus de deux siècles. Les Essais et leur philosophie Les Essais est donc l’œuvre d’un homme de cinquante ans, qui revient d’un long voyage en Europe et qui, soucieux de contrôler s’il a bien vécu, se livre à une sorte d’analyse de lui-même : auto-analyse menée au hasard, non pour « démontrer » mais pour le « plaisir de comprendre », et qui lui révèle peu à peu les contradictions de sa propre nature. A quoi s’ajoute bientôt le sentiment des contradictions tout aussi profondes |