MONTMARTRE LES, IiCRASEURS LES BIENFAITEURS Depuis des années et des années, chaque jour que le bon Dieu fait, le père Geandrin s'installe, vers six heures, devant une table de cette brasserie du boulevard de Clichy dont il est le plus solide client. A neuf heures, sans quitter sa place, il mange un sandwich ; à une heure du matin, une soupe à l'oignon avec des oeufs durs. Les heures ne sont marquées que par ses changements de consommations. Après ses deux anis, il prend deux amers, un vermouth, il arrose son sandwich avec de la bière, il soigne sa digestion avec du calvados ; enfin, vient la procession des demis qui lui arrivent toutes les demi-heures, bien tirés, et dont la première goulée met de la mousse à ses moustaches qu'il suce. On peut penser qu'à trois heures du matin, quand ferme l'établissement, le père Geandrin est soûl. Il n'en est rien ; un peu lourd tout simplement, il traverse le boulevard, va faire pipi une dernière fois avant de rentrer et remonte ses cinq étages, rue Duperré, pour se lever vers midi, frais, le teint rose et de la gaîté dans l'oeil. D'après-midi, il va aux courses ou à la Bourse ; une vieille femme de ménage fait son ménage et son déjeuner, raccommode sou linge et n'échange pas avec lui deux mots par jour. UN INCONVÉNIENT... — C'est votre permis de conduire que je vous demande... Ça, c'est votre permis de chasse ! — Comment, ça ne suffit pas ? Dessin de Raymond PALLIER. tenet axntao — Comme ils sont exaspérants, ces gens du dessus, à danser le shimmy toute la journée ! — Coco, tu exagères... - Parbleu, toi, tu n'es pas aussi près que moi du plafond ! Dessin de Marcel ARSAC. Il n'a ni parents ni d'autres amis que ceux qu'il rencontre au café, il a des rentes qui lui suffisent, il ne demande rien à personne, il ne changerait pas son existence contre la plus belle du monde qui ne répondrait ni à ses goûts ni à ses besoins. Ce qu'il fait au café ? Rien. Il suit la partie des joueurs et donne des conseils aux débutants, car il connaît tous les jeux ; il raconte des histoires, des souvenirs. Il a fréquenté tous les êtres légendaires qui vécurent à Montmartre et aujourd'hui encore, autour de sa table, se rassemblent de bons copains. Mais il conserve une amitié attendrie pour les petites femmes qui viennent boire une menthe verte qu'il leur offre ou manger une tranche de jambon avec des cornichons, les jours de dèche, quand elles n'ont pas de quoi se payer à dîner. Elles savent que le père Geandrin est généreux et hospitalier, mais elles ont le tact de ne pas abuser de sa bonté. Elles l'aiment sincèrement, car, en échange de son obligeance, jamais il ne leur demande rien. Le bruit court, cependant, qu'il a une vieille maîtresse chez qui il va deux fois la semaine, mais les gamines qui l'entourent semblent ne lui donner aucune arrière-pensée ; il a pour elles des attentions paternelles, et bien qu'à cinquante-cinq ans il n'ait pas renoncé à toutes les satisfactions de l'existence, il ne veut rien d'elles et les traite comme de petites filles qu'elles sont. Cependant, l'année dernière, il vit arriver devant sa table une petite poule défaite et sanglotante ; son, amant venait de la quitter, et même il avait emporté, en partant, ses pauvres économies, peut-être cinquante francs, et ses bijoux, trois bagues, un bracelet, un collier. Ninette pleurait plus la fuite de ce mauvais garçon que la perte de son bien et pourtant elle n'avait pas cinq sous devant elle et se sentait trop accablée pour aller faire l'aimable auprès des clients des bars et des boites de nuit. Elle parlait de se ficher à l'eau ou plutôt de prendre une telle dose de coco qu'elle n'en reviendrait pas. Mais le père Geandrin lui tapota les mains, lui raconta des histoires et parvint à la calmer. Peut-être eut-il le tort de lui laisser prendre trois kummels glacés, puisque à trois heures, à la sortie du café, elle fut prise sur le trottoir d'une sorte de crise nerveuse, déclara qu'elle ne voulait pas rentrer dans sa chambre et que, décidément, elle aimait mieux mourir. Le père Geandrin, ineffable Samaritain, la prit doucement par le bras, trouva des paroles inutiles pour tenter de la consoler et, redoutant toutes les folies d'une femme désespérée et un peu |