Le Bonheur est en vous choses, ce sont les jugements qu’ils portent sur les choses. Ainsi la mort n’a rien de redoutable, autrement elle aurait paru telle à Socrate ; mais le jugement que la mort est redoutable, c’est là ce qui est redoutable. Ainsi donc quand nous sommes contrariés, troublés ou peinés, n’en accusons jamais d’autres que nous-mêmes, c’est-àdire nos propres jugements. Il est d’un ignorant de s’en prendre à d’autres de ses malheurs ; il est d’un homme qui commence à s’instruire de s’en prendre à lui-même ; il est d’un homme complètement instruit de ne s’en prendre ni à un autre ni à lui-même. Ne t’enorgueillis d’aucun avantage qui soit à autrui. Si un cheval disait avec orgueil : « Je suis beau, » ce serait supportable ; mais toi, quand tu dis avec orgueil : « J’ai un beau cheval, » apprends que tu t’enorgueillis d’un avantage qui appartient au cheval. Qu’est-ce qui est donc à toi ? L’usage de tes idées. Quand tu en uses conformément à la nature, alors enorgueillis-toi ; car tu t’enorgueilliras d’un avantage qui est à toi. Ne demande pas que ce qui arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. Il en est de la vie comme d’une navigation. Si l’on relâche, et que l’on t’envoie faire de l’eau, accessoirement tu pourras sur ta route ramasser un coquillage ou un oignon, mais il faut toujours avoir l’esprit tendu vers le navire, te retourner sans cesse pour voir si le pilote ne t’appelle pas, et, s’il t’appelle, laisser tout cela pour ne pas te voir lié et jeté à bord comme un mouton : de même dans la vie, si au lieu d’un coquillage ou d’un oignon, tu as une femme et un enfant, rien 46 Philosophie pratique n’empêche ; mais si le pilote t’appelle, cours au vaisseau, en laissant tout cela, sans te retourner. Si tu es vieux, ne t’éloigne pas trop du navire, pour ne pas risquer de manquer à l’appel. Ne demande pas que ce qui arrive comme tu désires ; mais désire que les choses arrivent comme elles arrivent, et tu seras heureux. La maladie est une contrariété pour le corps, mais non pour la volonté, si elle ne veut pas. Être boiteux est une contrariété pour la jambe, mais non pour la volonté. Dis-toi la même chose à chaque incident ; tu trouveras que c’est une contrariété pour autre chose, mais non pour toi. À chaque occasion qui se présente, replie-toi sur toi-même et cherche quelle faculté tu as en toi-même pour te conduire : si tu vois une belle femme, tu trouveras en toi la faculté de la continence ; s’il se présente une fatigue à supporter, tu trouveras celle de l’endurance ; une injure, tu trouveras celle de la patience. Si tu prends cette habitude, tes idées ne t’emporteront pas. Ne dis jamais de quoi que ce soit : « Je l’ai perdu, » mais : « Je l’ai rendu. » Ton enfant est mort : il est rendu. Ta femme est morte : elle est rendue, « On m’a enlevé mon bien. » – Eh bien ! il est rendu aussi. – « Mais c’est un scélérat que celui qui me l’a enlevé. » – Eh ! que t’importe par qui celui qui te la donné l’a réclamé ? Tant qu’il te le laisse, occupe-t-en comme de quelque chose qui est à autrui, ainsi que les passants usent d’une hôtellerie. Si tu veux faire des progrès, laisse là toutes ces réflexions, comme : « Si je néglige ma fortune, je n’aurai pas de quoi manger ; » « Si je ne châtie pas mon esclave, il sera vicieux. » Il vaut mieux mourir de faim, exempt de peine et de |