Le Bonheur est en vous exaltation devant la multiplicité de l’individu, autrement dit devant l’espace autre du dedans. Cette ambivalence produit ainsi une mélancolie qui reste une expérience vitale, une expérience créatrice. Mais alors, une fois ce constat fait, comment interpréter ce lien complexe observé entre « mélancolie » et « désir » ? Pour Julia Kristeva, « l’artiste qui se consume de mélancolie est en même temps le plus acharné à combattre la démission symbolique qui l’enrobe », « la perte, le deuil, l’absence déclenchent l’acte imaginaire et le nourrissent en permanence autant qu’ils le menacent et l’abîment ». Pierre Fédida, dans son article « Dépression et création », extrait du dossier « La dépression : De la mélancolie à la fatigue d’être soi » (Magazine littéraire N°411), apporte un éclairage intéressant sur le rapport entre mélancolie et désir, éléments constituant la posture mélancolique de Michaux : après avoir distingué la capacité dépressive de la vie psychique destinée à maintenir en vie, de l’état dépressif (nommé dépression), il explique que « la créativité dépressive assure une fonction de régulation protectrice de la vie psychique, nécessaire à la création de nouvelles formes », et qu’elle fait « communiquer sensorialité, « La fatigue est ma seule drogue », assure Michaux. mouvement, langue et pensée ». Il reprend également l’idée de Julia Kristéva selon laquelle la désérotisation mélancolique est implicitement érotique – « La tristesse reconstitue une cohésion affective du moi (menacé de morcellement) qui réintègre son unité dans l’enveloppe de l’affect. » –, en mettant en évidence la créativité de l’auto-érotisme (l’auto-éro étant « ce qui se met en rapport et en échange entre autos et éros, éros est générateur et formateur de autos et réciproquement ») : « La créativité dépressive est ce mouvement d’échange où soi est aussi un autre semblable grâce à éros. » Dans ce même dossier consacré à la mélancolie, les réflexions d’Agnès Verlet, « Écrire 30 Philosophie pratique face à l’abîme », nous permettent également de réfléchir à la signification de ces deux tendances (force et abattement) chez Michaux. Elle considère que la dépression protège le sujet de sa propre mort et le maintient en vie, qu’elle est donc narcissique, mais non mortifère, cela, grâce à l’élaboration de l’écriture : « C’est ce face-à-face avec la mort qui permet (autorise et rend possible) une certaine exaltation de la vie. » Puis elle cite le journal de Kafka lequel analyse le 19 octobre 1915 les effets de cette dualité – la même que nous avons repérée chez Michaux : « Celui qui, de son vivant, ne vient pas à bout de sa vie, a besoin de l’une de ses mains pour écarter le peu de désespoir que lui cause son destin – il n’y arrive qu’imparfaitement – et de l’autre main, il peut enregistrer ce qu’il aperçoit sous les décombres car il voit autre chose, et plus que les autres, il est donc mort de son vivant, et il est essentiellement le survivant. » On comprend donc que la mélancolie assure une clairvoyance, une acuité, une créativité, et s’offre comme un étrange et merveilleux réservoir pour le désir : « La fatigue est ma seule drogue », assure Michaux. En somme, la posture mélancolique du poète est un peu à l’image de la « santé » nietzschéenne, commentée ainsi par Didier Raymond : « La grande santé, c’est la santé qui peut inclure toutes les maladies. « C’est une santé plus joyeuse, plus maligne, plus tenace, plus téméraire » (Le Gai Savoir). Il en est de la santé comme du plaisir qui inclut la souffrance et du grand style qui soumet les contraires à une loi supérieure. La grande santé n’est rien d’autre qu’une capacité à conserver à travers des déséquilibres successifs une structure qui ne cesse de se renforcer et qui se nourrit de ses propres faiblesses. » Cette individualité si « mince », si souvent mal vécue par Michaux, est pourtant ce qui constitue un extraordinaire creuset : « l’increvable désir » de Michaux est une force qui subsiste, qui veille et qui communique.• |