( Dossier… Y A-T-IL UN BIBLIOTHÉCAIRE DANS LA SALLE ? VERS DE NOUVELLES LÉGITIMITÉS ) Quelles dynamiques de légitimation pour les bibliothécaires ? Être légitime auprès des chercheurs n’est pas seulement un enjeu symbolique. 8 Ar (abes)ques N°97 AVRIL - MAI - JUIN 2020 sSelon Demaret, reconnaître un interlocuteur comme légitime, c’est accepter de sa part : un avis, un conseil, une forme de délégation, un ordre (Demaret 2014). Si la question de la légitimité paraît théorique, ses conséquences sont pourtant concrètes, car elle permet de renforcer son intégration dans un environnement donné et fait accéder à des ressources nouvelles. Ayant une longue tradition d’enquête sur les pratiques de leurs publics, les bibliothécaires ont acquis des compétences en communication externe qui aident à appréhender ces questions de légitimité. Pour autant, la question de la légitimité ne peut pas être résumée à des questions de communication, et à une meilleure « visibilité » des professionnels. UN BESOIN ACCRU DE LÉGITIMITÉ DANS LE CONTEXTE DE LA SCIENCE OUVERTE Développer une offre de services pour les publics de niveau recherche incitait déjà à s’interroger sur le positionnement face à un public dont l’identité professionnelle se construit sur la notion d’hyper spécialisation : de quelle légitimité se prévaloir quand on s’adresse à plusieurs communautés disciplinaires ? L’essor de l’open access, entre autres, a participé à renouveler l’identité professionnelle des bibliothécaires aux yeux de leurs publics et des chapitres plus inédits de la science ouverte s’ouvrent : gestion des données, reproductibilité de la recherche, science citoyenne, etc. L’apport possible des bibliothécaires dans ces domaines est clair pour eux-mêmes, mais ne va pas de soi pour les chercheurs. Or, tout nouvel acteur sur un marché, ou perçu comme tel, doit développer une stratégie de légitimation pour pallier ce que Stinchcombe nomme « liability of newness » (Abatecola, Cafferata, and Poggesi 2012), c’est-àdire un défaut de légitimité fragilisant la capacité à agir efficacement. La légitimité ne repose pas seulement sur des éléments factuels. Être légitimé implique qu’une adéquation avec les normes et les valeurs d’un groupe ait été perçue, comme le souligne Suchman : « Legitimacy is a generalized perception or assumption that the actions of an entity are desirable, or appropriate within some socially constructed system of norms, values, beliefs, and definitions » (Suchman 1995). Par ailleurs, à la différence de la légalité, la légitimité ne se décrète pas. Elle repose sur un accord tacite, subjectif. De plus, ce consensus entre acteurs n’est pas acquis une fois pour toutes : « La légitimité est de plus en plus un parcours d’épreuves, elle se diffracte en une multiplicité de preuves à apporter en fonction d’une diversité d’acteurs et de situations » (Bouquet 2014). Dès lors, quelles stratégies adopter ? UNE LÉGITIMATION PAR LE DIPLÔME ? Le sujet du niveau de diplôme n’est pas abordé ici dans une perspective RH d’équivalence de corps. Être docteur pourrait être un sésame pour les bibliothécaires en quête de légitimité auprès de chercheurs : rédiger une thèse permet d’être initié à la recherche par la pratique, et c’est aussi l’occasion d’expérimenter des formes de sociabilité académique. Mais cette approche s’avère limitée, car on n’observe jamais qu’un panel très réduit de chercheurs. En outre, plus l’argument du diplôme est déterminant pour votre interlocuteur, plus un essai de légitimation reposant sur un titre semble voué à l’échec. T. Becher et P. Trowler (Becher and Trowler 2001) soulignent en effet que les hiérarchies académiques se fondent sur un faisceau de critères : la discipline est-elle récente ou ancienne ? A-t-elle un caractère appliqué ou fondamental ? Estelle socialement valorisée ? Enfin, ces hiérarchies évoluent selon les périodes et les contextes locaux. L’EXPERTISE TECHNIQUE, UN CHEVAL DE TROIE ? À l’ère de la data science, grande est la tentation d’adopter une stratégie de légitimation fondée essentiellement sur la technique. Faut-il se former d’urgence à des langages tels que R et Python ? L’informatique a changé la manière de faire de la recherche, mais la majorité des chercheurs n’a pas été formée à ces évolutions. L’heure du bibliothécaire programmeur serait-elle arrivée ? Si les langages peuvent être simples a priori, les problèmes à traiter sont complexes. Outre la compréhension de la question de recherche, il faut maîtriser : le contexte de production des données, le type de méthode appliqué, les types de biais à éviter, la stabilité des environnements logiciels. Il faut aussi se figurer les impacts possibles d’un défaut de méthode : l’article « The war over supercooled water » (Smart 2018) décrit comment |